Oleg Dunda, député ukrainien : «L’Europe doit se préparer à un nouveau type de guerre»

Jueves, 17/Jul/2025 Oleg Dunda Le Figaro
Nous sommes à l’aube de changements rapides et profonds dans le secteur mondial de la défense. Ses dogmes actuels ont été forgés au lendemain des guerres mondiales du XXe siècle et reposaient sur la mobilisation massive de la population civile. Ce modèle n’a pas permis la formation rapide d’une armée professionnelle à partir d’une population civile diverse. Dans le même temps, les armées professionnelles du passé ne disposaient pas des outils nécessaires pour mener des guerres de haute intensité, leurs armes et leurs tactiques étant conçues pour de grandes formations militaires.
Depuis 1991, le secteur civil de l’économie mondiale a fait un bond en avant vers la numérisation et la réduction de l’intervention humaine dans la gestion des systèmes de production. Cependant, cette transformation n’a pratiquement eu aucun impact sur le secteur de la défense, qui est resté figé dans les réalités de 1991. Si l’armée veut vraiment se moderniser, elle doit faire un bond en avant, combler ce retard technologique et se transformer en une sorte de «géant technologique» sur le modèle d’Amazon, Tesla ou SpaceX.
Alors que les capitales européennes discutent de «lassitude face à la guerre», le champ de bataille en Ukraine est en train de changer la nature même de l’armée moderne. Au cours des deux dernières années, une véritable révolution technologique s’est produite ici, qui ne peut être ignorée. Si 2022 a été le dernier acte de l’ancienne guerre du XXe siècle, 2025 est le prologue d’un nouveau type de guerre. Non seulement la manière de faire la guerre a changé, mais toute la logique de la planification de la défense a également évolué. L’ennemi n’attaque plus avec des colonnes de chars, mais des essaims de drones. Dans les hôpitaux, 95 % des blessés ont subi des blessures causées par des mines et des explosifs, et plus de 70 % d’entre eux ont été blessés par des drones FPV. Ce ne sont pas des statistiques tirées de manuels scolaires futurs, c’est la réalité de la guerre d’indépendance de l’Ukraine.
Dans ce contexte, l’immobilisme des forces armées européennes semble particulièrement alarmant. Des armées qui continuent d’investir dans des véhicules blindés coûteux et des sous-marins nucléaires. Cela revient à construire des cuirassés à l’ère des missiles de croisière ! Et plus l’Europe s’accrochera aux arsenaux du passé, plus vite la Russie et ses alliés réécriront les règles de l’avenir.
Les trois piliers de la nouvelle armée
Aujourd’hui, l’Ukraine est en train de cristalliser une nouvelle stratégie de défense qui doit répondre à trois tâches principales. La première consiste à retirer l’infanterie du champ de bataille, car elle est l’élément de défense le plus vulnérable et le plus coûteux, et à la transformer en opérateurs de véhicules sans pilote. La deuxième mission consiste à donner aux opérateurs la capacité de contrôler non pas une seule unité de combat, mais des centaines de véhicules. Cela leur permettra de contrôler non pas 100 mètres carrés de territoire, mais des dizaines de kilomètres carrés. La troisième tâche consiste à transférer la logistique militaire des routes terrestres à haut risque vers les airs, ce qui augmentera considérablement la maniabilité et réduira la vulnérabilité de la logistique. L’utilisation généralisée des drones soutenus par les communications par satellite est littéralement en train de remodeler le théâtre des opérations militaires. Les satellites fournissent une image complète du champ de bataille, permettant la coordination d’essaims de drones et le contrôle des attaques en temps réel. Et les humains, élément le plus coûteux et le plus vulnérable, disparaissent progressivement du front.
Dans un avenir proche, la tâche du pilote ne sera plus de contrôler manuellement l’équipement, mais de fixer des cibles pour des dizaines ou des centaines de véhicules autonomes et de surveiller l’exécution des tâches assignées. Les communications par satellite et l’intelligence artificielle se chargeront du reste.
Cela augmente la maniabilité, réduit la vulnérabilité et, surtout, rend la guerre moins coûteuse. Une machine sans équipage ni blindage est plus légère, moins chère et plus résistante. Ce sont désormais les drones, et non les chars, qui forgent les victoires futures. La logistique sur les lignes de front n’est plus non plus ce qu’elle était. Les camions et les convois transportant des fournitures sont des cibles idéales pour les drones et l’artillerie ennemis. L’armée russe l’a appris à ses dépens lorsqu’elle a tenté de «prendre Kiev en trois jours» en 2022. L’artillerie ukrainienne a anéanti les colonnes de chars ennemis et les convois transportant des munitions.
L’avenir réside dans la logistique autonome. Dans les années à venir, des transporteurs sans pilote volant à basse altitude, une sorte de « porte-avions pour drones », feront leur apparition sur les champs de bataille. Ils seront capables de livrer des munitions, du matériel et même des médicaments directement sur les lignes de front, en contournant le terrain, les champs de mines et les infrastructures détruites. De plus, ces plateformes serviront de bases de recharge mobiles pour les drones d’attaque, assurant ainsi leur fonctionnement continu. La start-up lituanienne Airvolve fait déjà la démonstration de cette approche : l’entreprise développe un drone de transport lourd appelé Airlift, basé sur un concept de cyclocoptère, capable de décoller verticalement, de transporter jusqu’à 200 kg de fret sur une distance pouvant atteindre 100 km et, à l’instar d’ un «porte-avions pour drones», de livrer des munitions et de recharger des véhicules d’attaque. Des plateformes similaires peuvent être créées à partir des technologies des drones de type Shahed, repensées pour des missions d’approvisionnement.
La principale mission de la logistique militaire est de livrer les armes au point de lancement, et dans ce contexte, l’aviation elle-même devient un maillon essentiel de la chaîne logistique. L’avenir des bases militaires réside dans l’autonomie et une vulnérabilité minimale. Les armées modernes n’ont plus besoin d’infrastructures encombrantes et de milliers de personnes pour les entretenir. À la place, il y aura des systèmes automatisés, des entrepôts robotisés et une production d’électricité sur site. Les réacteurs nucléaires modulaires compacts et les sources d’énergie renouvelables deviendront particulièrement importants, garantissant la durabilité des bases même lorsqu’elles sont complètement encerclées ou isolées.
Un bouclier contre les essaims
À mesure que le rôle des drones grandit, un nouveau front émerge : la lutte contre ces derniers. Les systèmes de défense aérienne traditionnels sont trop coûteux et trop lents pour faire face à des essaims de petits drones. L’avenir réside dans les mini-systèmes de défense aérienne : des tourelles autonomes et des plates-formes mobiles armées de fusils ou de lasers capables de former un dôme protecteur autour d’objets en temps réel.
Des «tueurs de drones» spécialisés font déjà leur apparition : des intercepteurs capables de détruire les drones ennemis en vol. Cela créera une configuration de défense totalement nouvelle sur la ligne de front. Il ne s’agira plus d’une ligne de tranchées, mais d’un réseau de boucliers numériques interconnectés fonctionnant de manière autonome, sans intervention humaine. Les systèmes modernes de défense aérienne, tels que Patriot ou SAMP/T, répondent déjà aux exigences énoncées et ne nécessitent que des améliorations progressives. Mais les anciens outils de dissuasion, notamment la guerre électronique, perdent progressivement de leur efficacité.
Les communications par satellite ne peuvent pas être brouillées. La flotte russe de la mer Noire, impuissante face aux drones maritimes ukrainiens contrôlés par satellite, en est la preuve flagrante. Les systèmes de guerre électronique, tels que les drones à fibre optique, appartiendront bientôt au passé. La bataille pour le contrôle de l’espace n’est pas une fantaisie futuriste. Elle est le fondement de la doctrine militaire du XXIe siècle.
Le parapluie satellitaire, nouveau bouclier nucléaire
L’architecture même de la sécurité mondiale se métamorphose. Les forces spatiales deviennent ce que les armes nucléaires étaient au siècle dernier : un critère de leadership géopolitique. Tout comme les alliances se sont jadis construites sous le «parapluie nucléaire» des grandes puissances, elles se formeront au XXIe siècle autour des pays capables de fournir à leurs alliés des communications par satellite, des renseignements et une coordination en temps réel. C’est le nouveau « parapluie satellite ». Les pays sans forces spatiales mais prêts à respecter les règles et à participer à la défense régionale pourront s’intégrer dans ces blocs de défense. Les acteurs globaux – les États-Unis, peut-être l’Europe à l’avenir, et la Chine – formeront des sphères d’influence technologique autour d’eux. Et celui qui contrôlera l’orbite déterminera qui façonnera la sécurité internationale.
Il est symbolique que les États-Unis, grâce à Starlink, soient devenus le leader incontesté de la nouvelle ère orbitale. Il y a plus de 5000 satellites américains en orbite, contre moins de 1000 pour l’Union européenne. Et en 2024, l’Europe n’avait lancé que... quatre fusées. Il ne s’agit pas d’un retard technologique, mais d’une impuissance stratégique. Pendant ce temps, la Chine est déjà très présente sur le champ de bataille, même si c’est par l’intermédiaire de son vassal, la Russie. Et grâce à cela, elle forme, teste et modernise son armée.
Les commandants d’hier, un défi pour demain
Mais même l’accès à la technologie ne résoudra pas le problème central du commandement. Les forces armées occidentales se préparaient à des guerres différentes. Pour s’adapter aux réalités du XXIe siècle, il est nécessaire de remplacer une partie importante du haut commandement, en particulier au niveau général. Ceux qui pensent en termes de «poings blindés» et de «duels d’artillerie» font obstacle à la transformation. Dans le même temps, il est nécessaire d’améliorer radicalement le niveau de formation des fantassins : en termes de connaissances techniques, de contrôle des drones et de travail avec des systèmes à forte intensité d’IA. Ce ne sont plus seulement des soldats, mais les opérateurs du futur.
La profession de «fantassin» est en pleine mutation. La participation massive de personnes aux opérations d’assaut appartient désormais au passé. La logique est simple : les soldats coûtent cher à former, ils sont vulnérables et leur mort est non seulement une tragédie, mais aussi une perte stratégique. L’infanterie du futur ne sera pas une foule armée de fusils, mais des groupes hautement mobiles dotés de compétences numériques. Leurs principales fonctions seront les patrouilles, le nettoyage et les opérations spéciales. Tout le reste sera effectué par des drones. Le soldat ordinaire deviendra un opérateur de systèmes tactiques qui interagira en temps réel avec l’IA, les drones et les canaux satellitaires. Cela nécessite non seulement une formation technique, mais aussi une toute nouvelle façon de penser. Et, bien sûr, un tel opérateur n’a pas sa place en première ligne. Son travail doit être effectué loin derrière les lignes.
L’Ukraine est actuellement le seul pays où les technologies du futur peuvent être testées et adaptées, car seul le front ukrainien offre une expérience réelle. Et seule la participation à la coopération avec l’Ukraine permet de tenir le rythme des progrès. Sans participation à des opérations de combat réelles, il est impossible de moderniser l’armée. L’Europe tente toujours de se protéger de la guerre avec un mur de symposiums et de mémorandums.
Mais nous n’avons pas le temps. La guerre est déjà là. La Russie modélise ses opérations dans les pays baltes. La Chine observe et prépare son offensive économique contre l’Europe occidentale. Le Kremlin veut redevenir le «gendarme de l’Europe». Et il en aura l’occasion si nous continuons à vivre dans un monde d’illusions. Si l’Europe continue d’investir dans des chars tout en ignorant la nouvelle réalité, l’ancien système de sécurité est mort. Dans ce cas, l’Otan sera incapable de réagir rapidement et fermement. L’Europe doit de toute urgence mettre en place une nouvelle architecture de défense fondée sur les technologies modernes, et non sur des répétitions de défilés. Et l’Ukraine pourrait devenir le cœur d’un tel système. Non pas en tant qu’objet d’aide, mais en tant que porteuse d’une nouvelle pensée militaire.
Soit nos armées se transforment en « géants technologiques », où les fantassins sont des spécialistes informatiques équipés de nouveaux systèmes informatiques, sans avoir besoin de savoir creuser des tranchées ou manier la baïonnette. Soit nos rues seront contrôlées par les « géants technologiques » de l’ennemi.
Oleg Dunda est député ukrainien. Il est membre du parti de Volodymyr Zelensky, Serviteur du peuple.